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Ni monstres, ni héroïnes

Gisèle arrive, traverse le tribunal en direction de la salle d’audience. Sur ses pas, des applaudissements. Gisèle Pélicot. Celle qui réécrivait son histoire, au milieu des souvenirs oubliés, qui n’existent que parce qu’ils ont été filmés. C’est un récit de courage qu’elle a déjà tracé. Si petite face à la nuée de journalistes, si droite sous les applaudissements et les encouragements.

 

Celui qui préside la Cour a l’accent qui chante et une robe rouge. Il évoque brièvement la question du viol en réunion, puis l’avocat général commence le réquisitoire. Le réquisitoire se fera à deux voix avec une collègue.

"20 ans pour chacun"
« 20 ans pour chacun » peut-on lire sur une banderole,
près du tribunal

Horreurs sur horreurs défilent dans la bouche de l’avocate générale – tout est sordide et rien ne va. Et au milieu de tout ça, Gisèle est là. Gisèle est assise sur ma droite, avec son impeccable frange. Une fois ou deux, elle échange avec une femme à sa gauche, et le reste du temps, elle écoute. Elle ne cille pas face au récit des quelques années de sa vie qu’elle a subies. Dans cette salle remplie d’accusés, je sors mon tour de cou violet que je passe discrètement au poignet, une manière pour moi de lui dire que je suis une alliée. En vérité, je voudrais hurler. Je voudrais hurler pour elle, pour toute la violence qu’ils lui ont infligée alors qu’elle était dans le silence.

Je me retourne et balaie lentement du regard cette salle d’audience pleine à craquer. Les robes d’avocat sont nombreuses, et derrière chacune d’entre elle, il y a un accusé. Il y a tous les âges, tous les styles, toutes les tailles, des barbes, des cernes, des joggings, des casquettes, des masques parfois, et partout, l’apparence terrifiante d’hommes ordinaires. La banalité du mâle, en somme.

L’un d’eux me fixe. Anna Margueritat, photoreporter qui couvre le procès, nous avait raconté les regards appuyés, les tentatives d’intimider – même sur le point d’être condamnés : l’arrogance de l’impunité. Il me fixe avec un sourire narquois, et en quelques secondes je suis mal à l’aise comme nous l’avons toutes été au moins une fois lorsque nous sentons la menace. C’est quelque chose d’instinctif, quelque chose qui vient se loger juste derrière la nuque, qui te souffle à l’oreille que ce pourrait être toi, la proie. Plus tard, dans le tramway, je me dirais que dans l’espace confiné de cette rame, il y a forcément des victimes et des agresseurs. Dans une société qui n’a pas pris à bras le corps la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, les unes comme les autres sont condamnés à rester une statistique ordinaire.

Gisèle Pélicot le 25 novembre 2024
Gisèle Pélicot, en sortant du tribunal

Si l’inhumanité de ces viols nous semble être un vertige, il en est un qui les dépasse mille fois : celui de la force de Gisèle. Gisèle Pélicot assiste à son procès tous les jours, et tous les jours, elle entend l’indicible. Et elle force l’extérieur du tribunal à entendre, aussi. Parce-que #MeToo n’a pas suffi. C’est finalement cela qui rend ce procès extra-ordinaire : il nous sort nous, victimes, de la statistique. Par son ampleur, il force à entendre tout ce qu’il se passe à l’intérieur des foyers, dans le silence de cette société qui refuse d’écouter, les plaintes refusées dans les commissariats, les classements sans-suite, les non-lieux, les « elle avait dit oui », les « elle n’a pas dit non », les « elle a consenti »… Ce procès montre que l’agresseur est un homme comme les autres. Qu’il n’y a ni monstres, ni héroïnes, simplement un système qui permet tout, et ses victimes.

 

Gisèle sort de la salle d’audience, traverse le tribunal. A nouveau, les applaudissements. Gisèle s’arrête un instant. Gisèle, géante au corps gracile. A vous, les femmes reconnaissantes.

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